Lorsque je me suis rapproché du champ de la reprise-transmission d’entreprise, j’ai été frappé par la prévalence de discours techniques portant sur comment chercher une cible, déterminer la valeur, négocier le prix, financer l’acquisition, optimiser la fiscalité, prévoir les garanties d’actif et de passif, organiser l’accompagnement, etc. En même temps, j’ai souvent entendu les professionnels qui interviennent, à un titre ou un autre, dans cet univers souligner l’importance de facteurs psychologiques, émotionnels, irrationnels dans la reprise et la transmission d’une PME. Le vocabulaire utilisé pour parler de ces phénomènes comprend des notions telles que « coup de foudre », « adoption », «passage de courant » ou alors « répulsion », « rejet allergique », « méfiance », « faux vendeur », «repreneur hésitant », etc. Et j’entends dire que quand « le courant passe » entre un cédant et un repreneur potentiel, les questions techniques les plus complexes deviennent d’une simplicité divine. Mais quand « le courant ne passe pas », que le vendeur est « faux » ou le repreneur « hésitant », les questions techniques les plus simples deviennent extrêmement compliquées. Ces observations appellent, naturellement, une interrogation sur les phénomènes d’ordre psychologique qui peuvent compliquer les choses simples et simplifier les choses compliquées. Je vous propose de regarder du côté de l’identité.
Si la transmission d’une PME provoque des attitudes et comportements imprévisibles, émotionnels et irrationnels, c’est qu’elle met en jeu les identités du vendeur, de l’acheteur et de l’entreprise vendue. Pour que la transmission d’une entreprise soit possible et réussie, trois identités doivent changer. Le cédant doit détacher sa propre identité de celle de son entreprise. L’entreprise doit acquérir sa propre identité pour continuer à vivre sans son ancien dirigeant et, souvent, fondateur. Enfin, le repreneur doit également effecteur sa propre mue pour ne plus être le cadre dirigeant issu d’un grand groupe, comme c’est généralement le cas, et devenir un patron de PME. La thèse sera plus évidente, je l’espère, à travers la réflexion sur quatre types d’échanges commerciaux.
Quatre types d’échanges commerciaux avec des impacts identitaires différents
Imaginez-vous dans la salle d’attente d’une gare et vous avez besoin d’un stylo. Vous irez en acheter un dans le kiosque à journaux. L’acquisition du stylo vous permet d’écrire quelques notes mais ne change pas ce que vous êtes. Le vendeur du stylo n’est pas plus changé que vous par la transmission de l’objet. Enfin, les propriétés intrinsèques du stylo restent constantes lors du transfert de propriété. En d’autres termes, cette transaction commerciale est neutre pour les identités de l’acheteur, du vendeur et du produit vendu.
Maintenant, imaginez que vous êtes un « nouveau riche » et vous décidez d’acheter un jet privé auprès de Dassault Aviation. Quand l’avion vous sera livré, ses caractéristiques intrinsèques restent inchangées. La transaction n’altère pas non plus l’essence du fournisseur. Pour Dassault Aviation, vous êtes un client parmi d’autres. En revanche, l’acquisition d’un jet privé vous transforme. Vous n’êtes plus regardé de la même manière par les gens autour de vous. Vous entrez dans le club de propriétaires de jets privés. Et très probablement, vous même n’aurez plus le même regard sur qui vous êtes. Nous dirons que cette transaction commerciale altère l’identité de l’acheteur mais qu’elle est neutre pour l’identité du vendeur et du produit.
Imaginons qu’au lieu d’acheter un jet privé, vous décidez d’acquérir un château prestigieux. Trouver un tel bien est déjà moins facile car la vente d’une propriété intimement liée à l’histoire d’une famille n’est pas neutre. Dans ce cas, la vente peut être perçue par les membres de la famille comme une perte de statut social et d’identité. L’acquisition d’une telle propriété, comme celle d’un jet privé, altère également l’identité sociale de l’acheteur qui ne sera plus regardé de la même manière. La pierre, par contre, reste indifférente en passant d’un propriétaire à un autre. Cette transaction commerciale altère les identités du vendeur et de l’acheteur mais ne change pas les propriétés intrinsèques du produit vendu.
Venons-en enfin au cas de la PME. Lorsqu’une grande part de l’être, intime et social, du cédant est investie dans sa PME, l’idée même de la vente est synonyme de perte d’identité, voire de mort sociale. De même, l’identité d’une PME est souvent inséparable de l’identité de son fondateur-dirigeant-propriétaire. Contrairement aux trois cas de figure précédents, le transfert de propriété altère l’identité du produit vendu. Enfin, lorsque le repreneur est, comme souvent, issu de l’univers des grands groupes, voire de multinationales, l’acquisition d’une PME met en jeu sa propre identité professionnelle et sociale. Les difficultés et risques liés à la vente d’une PME, notons d’ailleurs qu’on ne parle pas de vente mais de transmission et de reprise, découlent, à mon avis, de ce que ce genre de transaction altère les identités du vendeur, de l’acheteur et du produit vendu.
Dans la suite de ce texte, je vous propose d’approfondir les manières dont la transmission d’une PME met en jeu ces trois identités, avant d’explorer quelques solutions susceptibles de faciliter l’adaptation de ces mêmes identités. Mais commençons d’abord par un bref détour théorique autour du concept d’identité et de son rôle dans la transmission d’une entreprise.
L’identité et son importance dans la transmission d’entreprise
On peut définir l’identité comme la réponse à deux questions intimement liées : “Qui suis-je ?” et “Pour qui les autres me prennent-ils ?”. Pour qu'un individu – ou un groupe social comme une entreprise – trouve sa place dans le monde et développe des interactions sereines et durables avec son milieu, il ne faut pas qu’il y ait une trop grande divergence entre l’identité pour soi et l'identité pour les autrui.
L’identité est une clef importante pour l’étude des comportements car elle fixe les limites à l’intérieur desquelles l’être humain est capable de raisonnements rationnels et d’adaptation. Tant que les options stratégiques disponibles sont compatibles avec l’identité établie, l’acteur est capable de calcul analytique et d’évaluation rationnelle, froide, des options. Lorsque l’adaptation à des situations nouvelles met en cause son identité profonde, l’acteur cesse d’être rationnel. L’observation des individus et des groupes humains montre qu’il est souvent plus facile ou acceptable de mourir dans une identité plutôt que d’accepter d’en changer.
Alors qu’elle permet d’expliquer une grande partie des attitudes et comportements des acteurs, notamment dans des situations de rupture comme la transmission d’une PME peut en être une, l’identité n’est pas facile à repérer. L’identité n’est pas visible comme un produit ou un bâtiment peuvent l’être. Elle travaille, généralement, à un niveau inconscient et relève du non dit. Les professionnels de la transmission, désireux de prendre en compte les phénomènes identitaires, doivent savoir que l’identité, telle que la loi de la gravitation, ne peut pas être observée directement. Elle ne peut être mise en évidence qu’à travers l’étude de ses conséquences en termes d’attitudes et de comportements.
Revenons à la transmission d’une PME et voyons comment, précisément, elle met en jeu les identités du cédant, de l’entreprise et du repreneur.
Comment la transmission met en jeu les identités
La transmission remet en cause l'identité du cédant, à ses propres yeux et aux yeux de son entourage familial et social. Son entreprise est devenue, au fil des décennies, une composante essentielle de son être. Une dirigeante a très bien exprimé ce sentiment en s’exclamant lors d’une conférence : “ Quand vous vendez votre entreprise, c’est vous-même que vous vendez. ” Si la transmission est si souvent reportée et autant redoutée, c'est parce que beaucoup de patrons la perçoivent comme la première étape vers la mort sociale, si ce n’est la mort tout court. Il suffit de penser à ce qui se passe, actuellement, à la tête d’un parti politique français, suivez mon regard au fond à droite, pour comprendre la tentation du « après moi le déluge ». Pensons à un dirigeant propriétaire qui n’arrive pas à se projeter en dehors de son entreprise, ou bien qui est convaincu qu’il cessera d’exister, aux yeux de son entourage, après la vente, ou bien qui n’a aucune incitation à optimiser la valeur d’un patrimoine à transmettre après sa mort. Ce dirigeant refusera d’envisager une transmission, la reportera le plus tard possible sans considération pour sa valeur au moment de la vente ou, tout simplement, restera au cockpit jusqu’au dernier jour, quitte à ce que l’entreprise ne vaille plus rien après l’extinction de son dirigeant.
La transmission perturbe également l'identité de l'entreprise. Aux yeux du personnel, des clients, des fournisseurs, des banquiers et autres partenaires importants, l'identité de l'entreprise est généralement intimement liée à son dirigeant, surtout s’il est le fondateur de l’entreprise. Le départ de ce dernier ouvre une phase d’incertitude. Si les parties prenantes considèrent qu'une entreprise n'est plus la même après le départ du cédant, les transactions vitales dont elle a besoin avec son personnel, ses clients, ses fournisseurs et ses banquiers risquent d'être interrompues ou, à tout le moins, nécessiteront un travail important de reconstruction. Le risque de perte d’identité pour l’entreprise sera d’autant plus fort lorsque le successeur n’est pas issu du rang et lorsque le « fonds de commerce » n’est pas solidement ancré dans des produits ou des savoir-faire particuliers susceptibles de fournir des éléments de continuité entre le passé et le futur de l’entreprise.
Enfin, la reprise met en jeu l'identité du repreneur. Ce dernier est souvent issu de l'univers de la grande entreprise et ne se doute pas qu'en rachetant une PME, il entre dans un univers socio-culturel très différent de celui où il a construit son identité personnelle, professionnelle et sociale. Le repreneur se trouve en contact direct avec des gens qui n'ont pas fait les mêmes études que lui, qui ont un système de valeurs différent, parlent un autre langage – voire une autre langue – et n'ont pas forcément le même rapport au travail et au management. Le repreneur ne peut se faire une place et gagner sa légitimité dans l'univers dans lequel il entre que s'il y ajuste sa propre identité et que sa nouvelle identité de patron de PME est validée par son entourage familial et social. J’ai appris récemment que l’épouse d’un repreneur a éprouvé et exprimé un malaise en voyant son conjoint enfiler, à la maison, un bleu de travail parce qu’il devait se rendre le matin chez un client pour intervenir sur une machine. La vue de son époux en bleu de travail et l’idée que les voisins puissent le voir dans cet accoutrement l’ont manifestement ébranlée. Son mari n’était plus le même ! Cette anecdote permet de mesurer à quel point le repreneur doit jouer sa métamorphose sur plusieurs fronts.
Faciliter les métamorphoses identitaires
La possibilité et la réussite d’une transmission d’entreprise nécessitent trois évolutions identitaires convergentes : la réduction de la place de celle-ci dans l’identité du dirigeant, la réduction de la place du dirigeant dans l’identité de l’entreprise et, enfin, le rapprochement de l’identité du repreneur de celle de sa nouvelle entreprise.
1. Réduire la place de l’entreprise dans l’identité du dirigeant
Parce que les identités évoluent lentement, le dirigeant qui a le souci de la transmissibilité et de la pérennité de son entreprise doit entamer sa propre mue quelques années avant la transmission effective. Réduire la place que l'entreprise occupe dans son identité personnelle, professionnelle et sociale passe par la formulation d’un nouveau projet qui l’aidera, lui-même, à faire rapidement le deuil de la transmission et aidera son entourage à le voir autrement que l'ex-patron de son ex-entreprise.
Le dirigeant peut jeter les bases d'une nouvelle identité en s'engageant dans des organisations professionnelles, associatives ou politiques. Il peut également développer une activité de conseil (ou de coaching comme c’est la mode) ou d’investisseur privé. Il peut aussi envisager de créer une nouvelle entreprise ou de changer radicalement de vie en se mettant à pratiquer un métier ou un hobby qu’il n’a jamais eu le temps de pratiquer dans sa vie antérieure. Le dirigeant qui éprouve des difficultés à se projeter au-delà de la transmission ne doit pas hésiter à se faire accompagner par d’autres personnes qui ont effectué le même type de parcours et qui ont réussi à se construire une vie et une identité nouvelles après la cession.
2. Réduire la place du dirigeant dans l’identité de l’entreprise
Pour réduire l'espace qu'il occupe dans l'identité de son entreprise et habituer les collaborateurs, les clients, les fournisseurs et les banquiers, pour ne citer que les parties prenantes les plus importantes, le dirigeant dispose de plusieurs leviers. Il peut, par exemple, associer le personnel à l'élaboration du projet de transmission. De cette manière, la transmission devient l’occasion de formuler un nouveau projet collectif. J’entends déjà les objections sur le registre de la confidentialité absolue qui doit entourer un projet de transmission. Je pense, cependant, que ces objections servent souvent d’excuse à une conduite autocratique et frileuse d’une entreprise. Le dirigeant peut aussi changer le nom de l’entreprise lorsque celle-ci porte son nom ou celui de sa famille. Un tel geste montrera aux parties prenantes que le dirigeant est résolu à aider son entreprise, je suis tenté de dire son enfant, à acquérir son autonomie. Le dirigeant peut aussi faire participer ses collaborateurs à la marche quotidienne des affaires pour habituer le personnel et les partenaires extérieurs à ne pas traiter uniquement avec le cédant et les préparer à se passer de sa présence. Ces actions ne sont que quelques exemples de ce qu’un dirigeant peut faire pour aider l’entreprise à se penser et exister en dehors de lui.
3. Rapprocher l’identité du repreneur de celle de sa nouvelle entreprise
Le repreneur doit comprendre que l’acquisition d’une PME le projette dans un univers nouveau, sans continuité avec celui où il a évolué pendant deux ou trois décennies de carrière. Pour le dire autrement, celui qui s’engage dans la reprise d’une PME après avoir perdu un poste de responsabilité dans une grande entreprise, ne doit pas faire comme si l’acquisition d’une PME n’est que le moyen pour lui de reprendre pied dans la sphère professionnelle pour continuer à faire comme avant et fréquenter les mêmes cercles. Il doit faire l'effort de s'immerger dans la société autour de sa nouvelle entreprise. Il doit accepter et valoriser le fait que le dirigeant d’une PME doit mettre les mains dans le cambouis. Le deuil de son identité antérieure sera d'autant plus facile à faire si la reprise l’éloigne de son milieu social et de son espace géographique habituel. Il lui sera plus facile, dans ce cas, de construire une nouvelle identité et de se faire reconnaître par ses nouveaux collaborateurs et partenaires d'affaires comme un patron légitime. La transition sera probablement plus facile à faire valider par la famille lorsqu’elle est accompagnée d’un déménagement et signifie une nouvelle vie, sauf évidemment si le conjoint ou les enfants n’y trouvent pas leur compte. Tout comme le cédant, le repreneur peut trouver intérêt à se faire accompagner par un mentor qui a effectué avec succès une transition similaire à la sienne.
En guise de conclusions
Pour conclure, je voudrais mettre en évidence un paradoxe et souligner l’incertitude des ajustements identitaires.
D’abord, le paradoxe. Les banquiers, les clients, voire le personnel souhaitent généralement que le dirigeant sortant reste dans l’entreprise pour une durée significative, de crainte pour l’identité de celle-ci. Or, plus longtemps le dirigeant reste en place et plus difficile sera sa propre métamorphose identitaire, celle de l’entreprise et celle du repreneur. Autrement dit, chacun doit accepter, à un moment donné, que le dirigeant ne peut plus continuer à faire partie de l’entreprise et que cette dernière doit se passer de lui, lui survivre et s’habituer à un nouveau dirigeant. Ceci sera d’autant plus facile que le cédant aura préparé sa propre métamorphose identitaire et celle de l’entreprise suffisamment longtemps avant la vente.
Je voudrais insister, enfin, sur le fait que la métamorphose identitaire est par nature un processus lent et incertain. Lent, car on ne change pas d’identité comme on change de costume. Prendre l’habitude de se penser comme quelqu’un d’autre peut prendre beaucoup de temps et doit s’inscrire dans la durée. Incertain, car l’identité d’un individu ou d’un groupe ne dépend pas que de lui-même. Une nouvelle identité n’est viable que si elle est acceptée par le milieu social dont elle a besoin pour fonctionner. Qui a dit que pour être un bon cédant et un bon repreneur, il faut d’abord être un bon psychologue ?