dimanche 30 novembre 2014

Les 7C des défis à relever par les entreprises africaines sur la voie du développement responsable

Je remercie les organisateurs des Rencontres Internationales de la Responsabilité Sociétale des Organisations et, plus particulièrement, Monsieur Aziz Derj de m’offrir l’occasion d’écrire et partager un point de vue sur sept défis à relever par les entreprises africaines sur la voie d’un développement responsable, respectueux des Hommes et de la planète.
Les défis peuvent être résumés par les ‘7C’, à savoir le capitalisme 3.0 , le clean development, le capital humain, le corpus idéologique, la corruption, la coopération et la communication.
Le défi du capitalisme 3.0
Le développement, nécessaire, de politiques et pratiques de RSE sur le continent africain ne doit pas faire oublier que la mission première, la raison d’être, d’une entreprise est d’abord de créer de la richesse, autrement dit faire du profit. Il ne peut y avoir d’entreprise responsable sans modèle économique viable.
Pour faire face aux besoins, très grands, des populations africaines, les entreprises du continent doivent d’abord viser la production de profit et contribuer, chemin faisant, à la création d’emplois, à la génération de recettes fiscales et à la distribution de pouvoir d’achat. Si le profit est le premier impératif pour les dirigeants d’une entreprise, il reste à nous entendre sur quel profit.
En résumant l’histoire du capitalisme à très grand trait, on peut dire que la version 1.0 est caractérisée par le profit sauvage, qui ne soucie ni des lois ni de la morale, que la version 2.0 correspond au profit légal et que la version 3.0 met l’accent sur le profit légitime.
Si une grande partie des entreprises africaines du secteur formel ont fait, je crois ou du moins je l’espère, la transition vers le capitalisme légal, il leur reste à relever le défi du capitalisme moral.
Dans le capitalisme 3.0, la légitimité du profit dépend, en amont de la manière dont il est réalisé et, en aval, de la manière dont il est employé. Le profit est légitime s’il est réalisé dans le respect des intérêts des gens et de la nature et si une bonne partie du profit est réinvestie dans le développement de l’écosystème qui l’a rendu possible. Pour illustrer la différence entre profit légal et légitime, la distribution de 100% des bénéfices aux actionnaires est légale, en droit, mais pas forcément légitime lorsqu’elle empêche une entreprise de disposer de ressources pour son développement.
La mise en place de politiques et de pratiques de RSE dans les entreprises africaines doit avoir comme but de faciliter la transition vers un capitalisme 3.0 vertueux, capable de contribuer au bien commun, en plus d’enrichir ses actionnaires.
Le défi du clean development
Les dirigeants des entreprises africaines et les responsables de la RSE doivent se réjouir d’opérer dans un continent qui a très peu contribué aux émissions de CO2 et au réchauffement climatique, comme on peut le constater à la lecture du graphique suivant.
D’aucuns nous feront remarquer que la très faible contribution africaine aux émissions de CO2 n’est que la conséquence du sous-développement industriel du continent. Il faut leur en donner acte. Il faut, toutefois, chercher le côté positif dans ce constat et lancer aux entrepreneurs africains le défi de contribuer à l’allumage des économies africaines mais en faisant un saut technologique, sans passer par la case ‘pollution’. La bonne nouvelle, aujourd’hui, est que les technologies propres commencent à être techniquement performantes et économiquement abordables.
A ce propos, il faut saluer la stratégie énergétique marocaine qui vise à produire 42% de la consommation d’électricité du pays en 2020 à partir d’énergies renouvelables. Alors que l’objectif peut paraître ambitieux, il est à coup sûr mobilisateur et débouche déjà sur des réalisations significatives par des acteurs privés et publics dans l’hydraulique, le photovoltaïque et l’ éolien. Je dois, en passant, formuler le vœu que les forages en cours dans le pays ne trouveront pas de grands gisements de pétrole et de gaz. Le Maroc n’y gagnerait pas forcément à long terme.
Le défi du développement propre doit inciter les dirigeants d’entreprises africaines à la prudence dans leurs relations avec des partenaires chinois, très actifs sur le continent, et qui ne sont pas encore entièrement sensibilisés aux externalités négatives dans l’industrie, l’agriculture, la construction ou les activités d’extraction.
Les africains doivent considérer le faible niveau d’industrialisation du continent comme une chance et un trésor à protéger. Pour cela, la vertu des dirigeants d’entreprises ne suffira pas. Les pouvoirs publics et la société civile doivent jouer les premiers rôles dans la mise en place l’environnement réglementaire nécessaire pour orienter les choix d’investissement des acteurs économiques et contrôler leur empreinte environnementale.
Le défi du capital humain
Dans des pays où le système d’éducation et de formation professionnelle alimente le marché du travail avec des compétences suffisantes en nombre et en qualité, le développement du capital humain n’est pas une responsabilité sociale majeure de l’entreprise.
Sur le continent africain où les systèmes d’éducation sont déficients, la formation et le développement du capital humain incombent largement aux entreprises. Pour un grand nombre de jeunes africains, l’entreprise est la première ‘vraie’ école où ils peuvent combler les lacunes d’une formation initiale déficiente, apprendre la rigueur dans le travail et acquérir des compétences professionnelles.
Les politiques de RSE dans les entreprises africaines doivent donc comporter un volet important de développement du capital humain. Les investissements consentis dans ce domaine doivent profiter à l’entreprise et à la société. Dans une économie mondialisée où les capitaux et les technologies sont plus facilement accessibles, l’avantage concurrentiel d’une entreprise repose sur la qualité de son capital humain. La société profite aussi des investissements des entreprises dans le développement du capital humain. Des citoyens bien formés par et dans des entreprises peuvent transférer les compétences acquises dans d’autres entreprises moins dotées de ressources ou dans les autres sphères de la société. Certains peuvent se sentir suffisamment armés pour créer leur entreprise, former d’autres collaborateurs à leur tour et contribuer, ainsi, à la création de richesse.
Le défi de la corruption
Si les africains doivent se réjouir de la faible pollution de leur continent, ils doivent s’inquiéter du caractère endémique de la corruption. L’Afrique du Sud, par exemple, apparaît au rang 72 sur 177 pays dans le classement 2014 publié par Transparency International. Le classement des autres grands pays africains est tellement mauvais qu’il vaut mieux ne pas s’y attarder. Les économistes estiment que la corruption coûte 25% du PIB africain[1]. Ceci est intolérable.
La lutte contre la corruption ne doit certes pas être mise sur les épaules des entreprises africaines mais elles doivent s’acquitter de leur part de responsabilité et se montrer exemplaires dans leurs rapports avec les administrations et les gens en matière d’investissements, de réponses aux appels d’offre, de recrutement, d’achats, etc. Parce qu’une entreprise toute seule peut se trouver démunie face à des pratiques illégales ou immorales, les corps intermédiaires représentant le monde des affaires devraient être à l’avant-garde dans la lutte contre la corruption et exercer les pressions nécessaires sur les acteurs publics et privés pour changer les comportements.
Sans progrès réels sur ce front, il serait difficile de parler d’entreprises responsables dans un continent miné par le cancer de la corruption.
Le défi du corpus idéologique
Mon propos sur ce point part du constat d’une rupture épistémologique entre les praticiens de la RSE dans les entreprises africaines et le substrat culturel et religieux des pays où ils opèrent. La conséquence de la rupture épistémologique est que le concept de responsabilité sociale et environnementale prend l’apparence d’un thème étranger à l’Afrique et a peu d’emprise sur la masse des collaborateurs de l’entreprise. Tout se passe comme si les cultures africaines n’avaient, avant l’importation de la RSE sur le continent, aucune sensibilité aux gens et à la nature. Or, nous savons que ceci n’est pas vrai. La religion musulmane, par exemple, contient des prescriptions normatives sur le thème du soin d’autrui, ce qu’on appelle aujourd’hui le ‘care’. Nous savons aussi que le respect de la nature et de la vie fait partie du patrimoine culturel africain.
Les collaborateurs des entreprises africaines et la société seraient certainement plus touchés par les politiques de RSE si elles sont exprimées dans les référentiels culturels et moraux locaux.
Le développement d’un corpus idéologique africain de la responsabilité sociale ne passe pas seulement par un travail de projection des concepts occidentaux dans les référentiels africains. Il passe aussi par une véritable archéologie culturelle dont le but serait de redécouvrir des pratiques, agricoles par exemple, et des valeurs africaines oubliées dans la course à la modernité et qui pourraient guider la recherche de solutions aux problèmes actuels.
Le défi de la coopération
Les entreprises africaines agissent dans des sociétés où des segments larges de la population ont un accès difficile, voire pas du tout, à des nécessités de base comme l’alimentation , le travail, le logement, le travail, la santé ou l’éducation. Parce qu’on ne peut pas être en bonne santé dans un environnement malade, les entreprises africaines ont, plus qu’ailleurs, le devoir de contribuer au traitement de ces problèmes. Pour ce faire, elles doivent apprendre à travailler avec des acteurs qui ne leur ressemblent pas et qui ne travaillent pas de la même manière, ce qui peut être une source de frustration et de frictions.
Puisque nous sommes au Maroc, il faut signaler la dynamique vertueuse autour de l’association INJAZ qui contribue à l’amélioration de l’éducation et à la promotion de l’esprit entrepreneurial au Maroc. L’association, dont les réalisations sont reconnues au niveau international, bénéficie du concours d’un bon nombre de grandes entreprises qui lui apportent un concours financier et, surtout, mobilisent leurs collaborateurs pour fournir à l’association les effectifs de bénévoles dont elle a besoin pour exécuter ses actions auprès des établissements d’enseignement secondaire et supérieur.
Les efforts consentis par la première entreprise marocaine, l’OCP, dans la promotion de l’entrepreneuriat sont également une bonne illustration de la manière dont une grande entreprise peut contribuer au développement d’un écosystème entrepreneurial en apportant aux acteurs locaux ses ressources financières, ses compétences et ses réseaux internationaux. On pourrait demander pourquoi une grande entreprise devrait se mêler de l’entrepreneuriat et on aurait raison de poser la question dans des pays avancés. Au Maroc, où le chômage des jeunes est un risque social majeur, la première entreprise du pays, surtout quand elle est publique, doit prendre sa part de responsabilité dans ce domaine jusqu’à ce que l’écosystème entrepreneurial local soit devenu suffisamment mûr et autonome pour ne plus avoir besoin d’un coup de pouce exogène.
Le défi de la communication
Dans un monde où le faire savoir est aussi important que le savoir-faire, les entreprises africaines ont beaucoup de chemin à faire pour valoriser leur engagement citoyen et contribuer à atténuer l’image, bien installée dans l’opinion publique locale et internationale, d’entreprises égocentriques, préoccupées par la course au profit et indifférentes à leur environnement naturel et social, quand elles ne sont pas simplement vues comme prédatrices.
Que le lecteur me permette de faire référence à mon expérience personnelle pour montrer que les entreprises africaines qui prennent leur responsabilité sociale au sérieux ont beaucoup de travail à faire pour faire reconnaître leur citoyenneté. Il m’a fallu me rapprocher, dans le cadre de mes activités professionnelles, de certaines grandes entreprises marocaines pour constater des réalisations innovantes dans la prise en charge de problèmes sociaux et environnementaux. Pourtant, l’opinion publique est très peu au courant de ces réalisations et l’image des grandes entreprises dans le pays ne reflète pas la réalité de leur engagement sociétal.
L’OCP que j’ai mentionné plus haut fait exception dans ce tableau et semble avoir réussi la transformation positive d’une institution longtemps associée, dans l’imaginaire marocain, à une administration insensible à son environnement naturel et social. Son exemplarité, soulignée dans un discours royal à fort retentissement, devrait en inspirer d’autres.
Le développement d’une activité de publication, à l’instar de l’ouvrage ‘Les leaders de la RSE’[2] et du site internet éponyme, est une contribution utile pour faire connaître, et mettre en perspective, les pratiques citoyennes des entreprises marocaines.
L’organisation de colloques comme les Rencontres de la Responsabilité Sociétale des Organisations réunies en novembre 2014 à Casablanca est une autre manière de contribuer à donner de la visibilité aux efforts des entreprises en faveur d’un modèle de développement africain responsable.







[1] https://reportingproject.net/occrp/index.php/en/ccwatch/cc-watch-briefs/1881-25-percent-of-africas-gdp-lost-to-corruption
[2] Ouvrage collectif dirigé par Hassan Bouchachia aux éditions Dar Attawassoul, 2014.

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